Pistachié

La crèche provençale, c’est la naissance de Jésus en Provence sous Louis-Philippe. Nous ne sommes plus en Palestine au Ier siècle de notre ère, mais en Provence avant la Révolution industrielle. Aux personnages traditionnels de Noel, Marie, Joseph, les bergers et les rois mages, il faut ajouter tous les habitants du village, les petits saints, (santoun) portant leur cadeau au nouvel enfant. Certains ont acquis une identité grâce aux pastorales, ces pièces de circonstance dont l’une des plus anciennes est celle écrite par Antoine Maurel, créée en 1844. On y rencontre entre autres Roustido le vieux propriétaire, Pimpara l’amouliaire (rémouleur), Jourdan et Margarida et donc Pistachié.  Les mésaventures de ce dernier font l’essentiel de l’action des trois premiers actes de la Pastorale.

   Santon Pistachié (origine Fouque)

Pistachié se reconnait à son bonnet de nuit. Il porte deux paniers, une morue salée et une pompe à huile. Ce sont les cadeaux du pauvre. La morue est un poisson séché que l’on peut manger dans la Provence intérieure. La pompe, c’est un peu de farine, d’huile, et de sucre. Pistachié est le valet de ferme, un costaud qui aide le chef de famille à mener les terres. Antoine Maurel en a fait un poltron et un ivrogne, mâtiné de grand fainéant. Assez naïf et un peu niais, il accepte de vendre son ombre au Boumian. Il a la réputation de courir les filles d’où son surnom. En effet, la pistache est un fruit qui passe pour être aphrodisiaque. « En Provence, un pistachié est un vert galant, un homme intéressé par les femmes [..] Le pistachié a toujours quelques mots à double sens à servir à une femme. C’est une forme de galanterie appuyée qui n’est jamais repoussée, car le langage à double sens permet l’interprétation sexuelle ou non. » (Jean-Claude Rey, cité par Jean-Max Tixier)

Des Pistachiés il y en a partout à Ansouis dans les anciens temps. Dans une ferme il y a souvent deux hommes, le chef de ménage et un autre qui l’aide aux travaux des champs. Cet autre peut être un fils, un gendre, un neveu, un frère. Mais s’il n’y a pas dans la famille d’homme en âge de travailler, il y a un domestique agriculteur, autrement dit un valet de ferme. Dans le recensement 1911, à coté du chef de famille paysan, il y a 40 fils ayant dépassé l’âge de l’école (13 ans à l’époque), 13 membres de la famille (gendre, père, frère, etc), et 13 valets de ferme.

Celui-ci n’a pas trop son mot à dire dans la conduite des affaires, le suffrage universel masculin ne s’impose qu’avec la Troisième République après 1870. En faisant de lui un nigaud un peu idiot, Maurel justifiait le peu de considération pour Pistachié.

Mais pour moi, le Pistachié, c’est d’abord Abel Curnier.

Abel François Curnier est né à Bédouin, au pied du mont Ventoux le 23 mai 1870. Il est le fils de Jean Curnier et d’Adèle Laugier. Son père meurt dès l’année suivante à l’âge de 23 ans. Sa mère se remarie en 1877 avec un paysan plus âgé qu’elle, Bernard Reynard (ils ont 17 ans d’écart). Elle lui donne un fils, Frederic en 1879. Abel reste dans cette famille jusqu’à ses 20 ans, puis il part, laissant la place pour son demi-frère.

Il est petit (1m59), de constitution plutôt chétive. Le conseil de révision le place dans la réserve. Mais les photos qui nous restent de lui montrent un homme gai, avec un perpétuel sourire en coin. Il mène pendant sa jeunesse une vie errante, d’un village à l’autre, d’un métier à l’autre. En 1893 il est à Ansouis, en 1894 à La Tour D’aigues, en 1895 aux Beaumettes à coté de Sault, en 1899 à Carpentras[1]. Il se fixe un temps à Carpentras, où il est présent aux recensements de 1906 et 1911, avant de revenir à Ansouis au recensement de 1921. Sur son livret militaire il est cultivateur. Sur son acte de mariage en 1894 il est cantonnier, au recensement de 1906 journalier, à celui de 1911 gérant d’épicerie, en 1921, coursier.

l’encyclopédie socialiste d’Abel Curnier

Il a les idées politiques et sociales assortie. Dans la maigre bibliothèque qu’il a laissée, il y a neuf volumes d’une « Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière » (l’ouvrage complet faisait 12 volumes). L’ouvrage est publié sous le patronage de Adéodat Compère-Morel, député SFIO du Gard de 1909 à 1936. Il encourage à passer à l’action pour obtenir la collectivisation des moyens de production, et pour échapper à la condition misérable que la propriété individuelle laisse aux travailleurs.

le massacre des communards sur le mur des fédérés

« Ces journaliers agricoles, ces valets de ferme, savent fort bien qu’avec les salaires de famine qui leur sont alloués, ils sont condamnés à vivre misérablement jusqu’à la fin de leurs jours dans l’enfer du salariat. Ils savent que même si le « bon patron », le « bon propriétaire » n’étaient pas des mythes éclos dans des cerveaux embrumés de gens bien intentionnés, qui ne veulent pas voir que le travailleur doit compter avec les réalités et non avec leurs désirs, ce « bon propriétaire », même s’il le voulait serait impuissant à récompenser la bonne volonté et l’esprit d’initiative des salariés. »

La famille Girard devant la fontaine à Martialis : de gauche à droite, Malvina Cazal, la nièce, Thérèse Devaux, la mère de Philippine, Frédéric Girard, le chef de famille, Philippine Girard-Caste, son épouse, Gabriel Borel, le valet de ferme tenant le cheval de l’exploitation.

D’après la tradition familiale, lors de son passage à Ansouis, il a travaillé à la ferme de Martialis. Son passage a du être court, car il n’est visible sur aucun document. Sans doute, a-t-il travaillé pour la moisson ou la vendange. C’est que la place de valet de ferme permanent est occupée par un certain Gabriel Borel. Mais au passage, il a tapé dans l’œil de la fille du domaine, Malvina Tulle Cazal. Celle-ci est la nièce des propriétaires, Frédéric et Philippine Girard. Les deux jeunes gens se marient à Cucuron le 4 avril 1894. Ils vont avoir deux enfants, Marcel en 1900, et Marthe en 1903.

Abel et Malvina, devant eux, Marthe et Marcel

En 1919, suite à un accident de voiture d’après la tradition familiale, Frédéric et Philippine décèdent.

Avant de mourir, Philippine a le temps d’écrire ses dernières volontés. Le couple n’ayant pas eu de descendance, elle va tout laisser aux enfants de Marie Cazal, sa belle-soeur. Elle donne au garçon, Cyr, un terrain en bordure de la route de Villelaure et un autre au Praderet, à Marie une maison sur le Boulevard des Platanes à Ansouis, et à Malvina le domaine de Martialis. Ce dernier leg comprend une partie du Château qui a été divisé, une grande terre à blé face à la bastide de la Pourette, un morceau de vigne sur la pente de la colline face au château, le Triangle, un bout de forêt derrière la vigne et un pré au pied de la Colline au sud. Héritage qui s’expliquerait par le fait de Malvina a aidé Philippine à s’occuper de sa mère, Thérèse Devaux qui vivait avec elle.

Voila donc Abel le Pistachié devenu Roustide, le propriétaire. Il n’est pas vraiment riche, mais il n’a jamais eu autant de biens. Il a même un valet de ferme, Marcel Giraud qui habite avec son épouse Madeleine dans l’appartement qui jouxte celui du propriétaire.

Le gendre d’Abel, Antonin Fouque, comptable conservateur et bon catholique, pourra se moquer de ce révolutionnaire de café du commerce, devenu propriétaire.

Mais je l’imagine bien attelant Nenette, la petite ânesse à la jardinière, et amenant Malvina à messe. Celle-ci, fervente chrétienne, monte à l’église pour assister à l’office, et reste un moment pour saluer le curé et Madame la Duchesse. Pendant ce temps Abel sirote un apéritif au bar des Sports en surveillant Nenette, pour montrer qu’il n’a pas trop changé d’idées.

On m’a fait remarquer que c’était un poncif un peu éculé. Mais il peut y avoir une certaine vérité à ces clichés. Abel, comme le Pistachié, dit quelques chose de la sociologie historique de de nos villages.

Pour en savoir plus

Encyclopédie Socialiste (ouvrage collectif sous la direction de Compère-Morel et Jean-Lorris. éditeur Quillet 1912)

Jean-Max Texier : La crèche et les santons de Provence (Aubanel 2000)

Crédits

Texte de Thierry Fouque

Photos collection famille Fouque

Dessin du mur des fédérés dans l’Encyclopédie Socialiste

recensements aux Archives départementales du Vaucluse (publiés en ligne)

Santon de l’atelier Fouque


[1] Livret militaire matricule 1577 classe 1890 (archives départementales du Vaucluse accessible en ligne

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