D’Ansouis à Verdun, il faut retrouver le soldat Sola

En 2016, Christian Sola et Didier Bouard sont partis à la recherche des traces de Martin Sola.  Ce dernier était vigneron originaire de Boulou dans les Pyrénées Orientales et est passé à Ansouis, Saint Martin de la Brasque et la Bastidonne avant de mourir en 1915 à Verdun.

Martin Sola était vigneron dans le Vaucluse quand le 4 août 1914, 3 jours seulement après l’ordre de mobilisation générale, il a été incorporé à Pont-Saint-Esprit (Ardèche) dans le 255° Régiment d’Infanterie. Peu importait qu’il fût marié et père de 3 enfants, la patrie était en danger. Aussitôt envoyé au front dans la Meuse, il en est miraculeusement revenu indemne lors d’une permission quelques mois plus tard. À l’un de ceux qui l’interrogeaient sur ce qui se passait vraiment là-bas, dans I’Est, il aurait déclaré: « Je n’en reviendrai pas vivant. » Martin Sola a été porté disparu le 7 avril 1915 dans les environs de Verdun. Comme plus de 300 000 autres soldats français, son corps n’a jamais été retrouvé. Il avait 32 ans.

Pas de tombe, pas même son patronyme inscrit sur le monument aux morts de son village – à cause d’un acte de décès rédigé fin 1921 seulement. Le soldat de 2° classe Sola aurait pu retomber dans l’oubli s’il n’avait eu la fiche de décès. Le genre de documents que l’armée a fini par mettre en ligne sur le site Internet Mémoire des hommes, dédié aux «Morts pour la France ». C’est ainsi que Christian Sola, arrière-petit-fils de Martin, a retrouvé sa trace parmi les 1,3 million d’autres qui ont perdu la vie en 1914-1918. Le journal de son régiment a ensuite permis de retracer avec précision son parcours. Et un siècle plus tard, Christian a fini par charger sa moto pour prendre à son tour la route de Verdun.

Apocalypse.

La départementale qui permet d’atteindre la ville depuis Bar-le-Duc, au sud, ne porte pas de numéro mais un nom : Voie sacrée nationale. Le plaisir d’enchaîner ses courbes au guidon d’une Indian flambant neuve n’empêche pas de repenser sans cesse au rôle stratégique qui fut le sien. Artère vitale d’un saillant qui enfonçait profondément les lignes de l’ennemi, elle était la seule et unique route hors de portée des bombardements-excepté sur les 8 derniers kilomètres.  Jusqu’à 90 000 hommes et 50 000 tonnes de munitions et de vivres hebdomadaires transitaient par elle, à raison d’un camion toutes les 14 secondes. Avec pour terminus, de février à décembre 1916, la bataille de Verdun proprement dite.

Cet affrontement fut l’un des plus longs et des plus sanglants de l’Histoire : près de 715 000 victimes, dont environ 379 000 dans le seul camp français où se sont relayés 70 % de nos Poilus. Rares sont donc les familles de vieille souche à ne pas recenser un ancêtre ayant combattu ou péri à Verdun, dont le nom restera à jamais synonyme des souffrances et du sacrifice de toute une génération. Sur quelques dizaines de kilomètres carrés se sont abattus 60 millions d’obus. Un toutes les 3 secondes, 6 sur chaque mètre carré d’un terrain que le temps n’a pas suffi à niveler. La succession ininterrompue de cratères et de tranchées, les villages rasés de Fleury ou d’Ornes, les couloirs suintants d’humidité du fort de Douaumont, l’ossuaire aux 130 000 soldats inconnus, les 16 142 tombes des Français qui ont pu être identifiés ; tout cela glace encore et toujours le sang du visiteur.

La nécropole de Douaumont fait froid dans le dos. Face à l’ossuaire contenant les restes de quelque 130 000 soldats inconnus, sans distinction de nationalité, ont été alignées 16 142 tombes françaises. De quoi réveiller les consciences en ces temps de poussée du nationalisme.

Cet enfer, le soldat Sola ne l’a pas connu mais son parcours n’a guère été plus enviable. S’il avait été riche et motard avant-guerre, peut-être aurait-il pu s’offrir l’un des premiers bicylindres Indian importés en Europe ? A son guidon, il aurait sans doute pris beaucoup de plaisir à découvrir le Nord meusien : les bières de Stenay, la citadelle de Montmédy, la cité renaissance de Marville et son incroyable cimetière Saint-Hilaire… Au lieu de quoi il a battu en retraite un peu plus au sud, après avoir connu le baptême du feu le 25 août à Boinville-en-Woëvre. Sous-équipé, crevant de chaud sous sa capote en laine bleu et son pantalon rouge garance, il constituait une cible facile pour l’envahisseur. Mais ses camarades et lui ont fini par repasser à l’offensive courant septembre en Argonne, lors de la première bataille de la Marne.

Enlisement.

La Scout file à travers un paysage verdoyant de champs et de forêts. Ici, pas de col de montagne à se mettre sous les roues, mais aussi faible soit-il, le relief n’est pas négligeable pour autant. Il se compose d’une succession de côtes qui ont souvent fait l’objet d’âpres combats, chacun des belligérants cherchant à dominer l’adversaire pour mieux l’observer et le pilonner… On oublie souvent que fin novembre 1914, la guerre de mouvement était déjà terminée et allait se muer en guerre de position et d’attrition. Ce conflit censé durer quelques semaines s’enlisait, au propre comme au figuré. Martin Sola est quasiment revenu à son point de départ et désormais, la pelle est devenu le supplétif de son fusil Lebel modèle 1886.Les pieds dans la boue, sous la pluie, la neige et le feu de l’artillerie ennemie, il creuse tranchées et abris. Il déroule aussi des kilomètres de ce fil barbelé qu’on reconnaît à l’espacement d’une main entre pointes, pour faciliter sa pose. De l’autre côté de la colline les Allemands en font autant, sinon qu’ils bétonnent leurs tranchées et que leurs barbelés sont plus acérés encore.

Au plaisir d’enchaîner quelques virages en épingles succède la stupéfaction : du haut de ses 346 m d’altitude, sur un peu plus d’un kilomètre de longueur, la crête des Eparges est une succession d’énormes entonnoirs ! Faute de parvenir à gagner du terrain à grand renfort d’assauts meurtriers (Louis Pergaud, auteur de La Guerre des boutons, est mort ici), on a commencé à creuser des galeries de mines sous les lignes ennemies, à les bourrer de 20 à 30 tonnes d’explosif, puis à tout faire sauter. Quasiment au même moment mais une quarantaine de kilomètres plus à l’ouest, la butte de Vauquois a également été le théâtre du même travail de sape. Les Allemands iront jusqu’à accumuler 60 tonnes d’explosif, ouvrant un cratère de 25 m de profondeur et de 100 m de diamètre. À voir absolument, d’autant que l’Argonne est par ailleurs une région bien agréable pour se balader à moto.

La citadelle de Montmédy vient rappeler au visiteur que la frontière du nord meusien a toujours été âprement disputée. Ce qui n’a pas empèché les Allemands de prendre la ville en 1870, 1914 et 1940.

Rendez-vous.

Le gros V-twin américain ronronne le long de la Tranchée de Calonne, route forestière presque rectiligne qui fut elle aussi âprement disputée. Et pour cause: elle mène directement à Verdun. Le nord était tenu par les Français, le sud par les Allemands. Par endroits dans les bois, leurs positions se font encore face à moins de 20 mètres de distance !  À portée de voix. À portée du jet d’un paquet de cigarettes, que les simples soldats s’échangeaient paraît-il de temps en temps en l’absence des gradés. Ici est tombé Alain Fournier, dont le seul et unique roman, Le Grand Meaulnes, laissait supposer qu’il deviendrait I’un de nos plus brillants écrivains. Le moteur refroidit tandis que le casque, négligemment suspendu au guidon, semble vouloir nous rappeler que les troupes françaises n’ont été dotées du fameux modèle Adrian qu’à partir de septembre 1915, l’Etat-major préférant jusque-là réserver l’acier à la production de munitions. Trop tard pour le soldat de 2° classe Martin Sola, entre-temps disparu sur la petite commune de Lamorville où nous accompagne le guide conférencier Guillaume Moizan.  « D’après mes recherches, votre aïeul est mort dans ce secteur, qui était autrefois un bois. On ne les distingue plus à hauteur d’homme mais sur les vues aériennes, notamment sur Google Earth, les différentes lignes de tranchée apparaissent encore nettement. » Par chance, le champ d’orge face à nous vient d’être fraichement moissonné. Nous nous y engageons. Au bout d’une cinquantaine de mètres, un petit objet au sol attire l’attention : une balle de fusil Lebel non percutée ! Un peu plus loin une seconde, puis une troisième qui, soulevées par le travail de la terre, semblent être tombées-là il y a quelques mois à peine. Notre guide n’est même pas surpris : « On estime qu’un obus sur quatre n’a pas explosé en touchant le sol, notamment parce que celui-ci était tellement retourné qu’ïl était devenu trop meuble. On en retrouve encore régulièrement, et il y a malheureusement toujours des accidents. » Plus loin, encore une dernière balle puis des fragments d’os, poreux et visiblement très anciens. Des os humains? « Difficile à dire. Et peut-être vaut-il mieux ne pas le savoir » C’était le 7 avril 1915. C’était hier.

Ces balles françaises, elles, ont été retrouvées là où a disparu le soldat Sola. Une découverte aussi stupéfiante qu’émouvante pour son arrière-petit-fils

Crédits

Article et photos de Didier Bouard, paru dans le hors série de Moto Magazine en avril 2016.

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